« Thiaroye 44 », un devoir de rupture

Ibrahim Gueye
Photo: Christoph Goettert
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Le traitement scandaleux du 1er décembre 1944 subi par les soldats africains massacrés
ce jour-là par l’armée française à Thiaroye doit faire partie de la rupture prônée
par le nouveau pouvoir élu au Sénégal depuis le 24 mars 2024.


Affiche du film « Camp de Thiaroye » d’Ousmane Sembène, 1988

On peut se demander pourquoi les précédents gouvernements du Sénégal ont tu ce sujet, en ont fait peu cas, l’ont même ignoré et n’ont pas daigné en faire mention dans les livres d’histoires enseignés au Sénégal où figurent d’autres événements du même genre telle que la défaite française à Dien Bien Fhu au Vietnam pour ne citer que celle-là.

Cette contribution se limitera à donner pour exemple ce que sont devenus les relations franco-allemandes après trois défaites françaises à l’issue des guerres de 1870, 1914-18 et enfin celle de 1939-1945 qui nous intéresse beaucoup plus sachant qu’elle concerne directement les soldats africains massacrés à Thiaroye le 1er décembre 1944. On y ajoutera un récit succinct de massacres perpétrés par l’armée française dans d’autres pays africains.

Réparations, pardon et réconciliation

Il a fallu le Traité de Versailles du 28 juin 1919 pour obliger les Allemands à payer des réparations à la France et à d’autres pays victimes des abus de l’armée allemande avant d’en venir au pardon et à la réconciliation. Ce processus fait défaut entre le Sénégal et la France concernant « Thiaroye 44 ». Bien entendu, il est plus facile d’exiger des réparations à un adversaire comme l’Allemagne défaite après une guerre et fixer le montant du prix à payer. Ceci est aussi l’une des raisons pour lesquelles l’Allemagne n’avait pu finir de payer les réparations de la Première Guerre mondiale seulement 92 ans après. Le 3 octobre 2010, l’Allemagne paya une dernière tranche de 200 millions d’Euros pour clore le sujet financier. Parallèlement et sachant que l’Allemagne était en train de payer les réparations, le pardon et les négociations pour la réconciliation commencèrent. Notons tout de même que la Seconde Guerre mondiale mis un frein au paiement des réparations car l’Allemagne nazie se sentait humiliée ; ce qui anima sa soif de revanche sur les Alliés. Mais l’histoire retiendra qu’à l’issue de la cette Seconde Guerre mondiale, l’Allemand a bel et bien payé ses dettes.

Les différentes facettes de la réconciliation entre la France et l’Allemagne

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France et l’Allemagne sont passés du stade d’ennemis jurés aux meilleurs amis qui se concrétise en Europe par des slogans du genre « pacte franco-allemand », « moteur de l’Europe » ou « amitié franco-allemande ».

Qui aurait pu penser à la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’il y aurait un Office franco-allemand pour la jeunesse issu du Traité de l’Elysée en 1963. Qu’une chaîne de télévision franco-allemande comme ARTE (Association relative à la télévision européenne), fondée entre autres par président français François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Kohl le 30 avril 1991 aurait eu un tel succès. Ou qu’une collection « Histoire France-Allemagne » qui compte déjà en 11 volumes, conduite conjointement par des chercheurs français et allemands et qui retrace l’histoire des deux pays de l’an 800 à nos jours, servirait de livre d’histoire pour les élèves de France et d’Allemagne. Toutes ces initiatives ont contribué au renforcement des relations entre ces deux pays mais elles prouvent aussi que les guerres et réconciliations entre la France et l’Allemagne n’ont pu se faire qu’à une seule condition : le respect mutuel. Et c’est ce respect qui fait défaut entre le Sénégal et la France et qu’il faut établir dès à présent.

C’est l’occasion de rappeler la fameuse poignée de main du 22 septembre 1984 entre François

Mitterrand et Helmut Kohl à l’occasion de commémoration des morts des deux guerres mondiales sur le site de l’ossuaire de Douaumont, un monument érigé à la mémoire des soldats de la bataille de

Verdun de 1916. François Mitterrand prit spontanément la main d’Helmut Kohl alors que ce geste n’était pas prévu par le protocole. Heureusement que le photographe Frédéric de la Mure était sur place pour immortaliser ce geste symbolique.

La fameuse poignée de main du 22 septembre 1984 entre Francois Mitterrand et Helmut Kohl sur le site de
l’ossuaire de Douaumont, © Ministère des Affaires étrangères/Frédéric de La Mure

L’union fait la force

Pour établir ce respect mutuel, il faudra que le peuple sénégalais le réclame au gouvernement actuel et que celui-ci soit son porte-parole auprès des autorités françaises. Mais il faut aussi que le Sénégal mutualise ses forces avec tous les pays africains qui ont subis le même sort : Madagascar qui a subi un massacre pendant l’insurrection de 1946-1947 dont le 5 mai 1947 était le jour le plus sombre lorsque l’armée française donna l’ordre de tirer sur trois wagons du train de Moramanga dans lesquels étaient enfermés 166 Malgaches. A Madagascar aussi, aucune étude sérieuse n’a été faite sur le nombre exact de morts qui varie entre 10 000 et 20 000 selon les sources sur une période d’environ 12 mois d’insurrection réprimée entre autres par des renforts de tirailleurs sénégalais.

En Algérie, une plaie béante peine à se refermer depuis les massacres de 1962 commis par l’armée française sur des civils algériens le 26 mars et le 5 juillet 1962.

Au Cameroun aussi, la France y a perpétré de nombreux massacres pendant la guerre d’indépendance. Le plus atroce et le plus humiliant fut l’assassinat de Ruben Um Nyobè, leader du parti indépendantiste UPC (Union des Populations du Cameroun) assassiné le 13 septembre 1958 par l’armée française dans la forêt où il se cachait. Son cadavre fut traîné de village en village avant d’être inséré dans un bloc de béton.

Cette liste pourrait être beaucoup plus longue, si les historiens de toutes les anciennes colonies françaises pouvaient livrer leur contribution.

Pourquoi commémorer Thiaroye 44 ?

Comme le disait Boubacar Joseph Ndiaye, ancien conservateur de la Maison des Esclaves de l’île de Gorée : « On peut pardonner mais on ne va jamais oublier ». Et ce n’est pas pour rien que l’île de Gorée et jumelée à la ville du Bourget en France car les deux communes pensent avoir subies un sort similaire : Gorée comme point de départ des esclaves africains vers le continent américain et Le Bourget pour la déportation des Juifs dans les camps de concentration en Allemagne.

Hommes, femmes et enfants juifs français arborant la croix de David, parqués à Drancy (voisine de la ville du
Bourget) et prêts pour le départ vers les camps de la mort en Allemagne © Maire de la Ville de Drancy

Concernant les relations franco-allemandes, la France est passée maître dans l’art de commémorer les abus de l’armée allemande sur son territoire. Prenons comme exemple la « Rafle du Vélodrome d’Hiver », plus connue sous le diminutif « Rafle du Vel’ d’hiv », considérée comme plus grande arrestation de Juifs les 16 et 17 juillet 1942 au cours de la Seconde Guerre mondiale vers les camps de concentration et d’extermination d’Auschwitz. Deux jours de rafle et cinq jours de voyage pendant lesquels plus de treize mille personnes sont déportées vers les camps dits « de la mort » de l’Allemagne nazie. Cette rafle est commémorée sous tous les plans en France. La France s’est d’abord donné la peine de décompter le nombre exact de femmes, d’enfants, d’hommes et même de femmes en état de grossesse, victimes de cette rafle. Ce décompte méticuleux devrait aussi être valable pour Thiaroye 44 même si un tel décompte nécessite des fouilles. Dans un pays où l’on remue la terre en profondeur pour chercher de l’or dans la région de Kédougou, on devrait aussi se donner les moyens de fouiller le sous-sol de Thiaroye pour y chercher les ossements des victimes de Thiaroye 44 et la faire payer par les réparations de la France qui en est l’auteur.

Toujours concernant la rafle du Vel’ D’hiv, François Mitterrand, président de la République en 1993, choisit le 16 juillet qui correspond au premier jour de la rafle du Vel’ d’hiv comme « Journée nationale à la mémoire des victimes des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite « gouvernement de l’État français ». Pourquoi ne pas choisir le 1er décembre comme « journée nationale contre tous les abus de la colonisation française au Sénégal en mémoire de Thiaroye 44 », en y joignant les déportations des leaders religieux, des rois et reines et chefs de file de toutes les armées de libération de l’esclavage à la colonisation.

Rien que pour la rafle du Vel’ d’hiv, il y a en France, un musée des enfants du Vel’ d’Hiv à Orléans depuis 2011 sous la présidence de Jacques Chirac, un jardin mémorial depuis 2017 sous la présidence d’Emmanuel Macron, qui s’est permis le 28 juillet 2024 de reconnaître six tirailleurs sénégalais comme « morts pour la France » et non « massacrés par la France ». Ironie de l’histoire, seulement trois jours après, le 31 juillet 2024, le président allemand, Frank-Walter Steinmeier se rendait en Pologne pour demander pardon au peuple polonais pour le massacre commis par l’armée nazie à l’occasion du 80ème anniversaire du massacre de plus de 200 milles civils lors de l’insurrection de Varsovie le 1er août 1944. Il s’exprima en ces termes : « Chaque mot semble trop faible pour décrire cette horreur. C’est pourquoi j’aimerais dire qu’une seule phrase. Mais elle vient du fond de mon cœur et est tout à fait sérieuse : je demande pardon, aujourd’hui et ici même ». Macron pourrait en prendre de la graine concernant Thiaroye 44.

Le 31 juillet 2024, le président allemand, Frank-Walter Steinmeier, demandant pardon à la Pologne à l’occasion
du 80 ème anniversaire du massacre de plus de 200 000 personnes à Varsovie par l’armée allemande
le 1er août 1944, © Bundesregierung/Bergemann

Toujours pour la rafle du Vel’ d’hiv, de nombreux films et documentaires ont été financés en France,
des romans ont été écrits, sans oublier Annie Cordy, Gilbert Bécaud et Calogero qui l’ont chantée.

Compte tenu de tout cet inventaire, rien que pour la Rafle du Vel’ d’hiv, la France est trop mal placée
pour s’ingérer dans ce que les autorités sénégalaises ont l’intention de faire comme devoir de mémoire pour Thiaroye 44.